Il y a exactement 130 ans à la mi-avril, le pays était en ébullition sociale. Préparée depuis des années par de nombreuses mobilisations, la lutte pour le suffrage universel s’accélère brusquement. Mais le 17 avril 1893 à Mons, la garde civique, milice armée par les bourgeois de la ville, tire sur la foule.

« Le suffrage universel pur et simple signifie, pour ainsi dire, le socialisme lui-même réalisé par la seule puissance du bulletin de vote. C’est peut-être même la clé du paradis» (1)Marcel Liebman, Les socialistes belges. 1885-1914. La Révolte et l’Organisation, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1979. Si le suffrage universel était l’horizon de toutes les volontés, la grève générale allait être l’outil par lequel y arriver.
En 1884, le leader socialiste Alfred Defuisseaux avait donné un élan magistral à la revendication auprès des masses ouvrières. Il s’engage dans la campagne pour le suffrage universel en rédigeant le célèbre Catéchisme du Peuple, petit fascicule d’agitation vendu à plus de 200.000 exemplaires pour 5 centimes pièce. « 10. Qu’est-ce que le suffrage universel ? Réponse : C’est le droit pour tout citoyen, mâle et majeur de désigner son député en lui donnant mission de faire des lois pour les travailleurs. » Cette phrase extraite du catéchisme exprime bien la détermination des travailleurs à conquérir des droits politiques pour améliorer leur condition sociale. Mais en même temps cette « foi » donne l’illusion que la majorité sociale se traduira automatiquement en majorité politique dans les institutions bourgeoises.

Avril 1893

En parallèle des travaux de révision de la Constitution, nécessaire pour organiser le suffrage universel dont le principe a été accepté au parlement depuis 1892, en coulisse, des dirigeants du POB tentent des discussions avec les autres groupes politiques. Ces tractations sont menées en vue d’obtenir un compromis qui permettrait de calmer la colère qui monte. Paul Janson (libéral progressiste) redépose un projet de loi pour confirmer l’accord de 1892.

Le mardi 11 avril, le Parlement, dans lequel les catholiques ont obtenu à nouveau la majorité aux élections de 1892, rejette la proposition du député Paul Janson demandant le Suffrage Universel pur et simple à vingt et un ans par 115 voix contre 26. La Commission syndicale du POB décide alors qu’il y a lieu de décréter la grève générale pour le lendemain. Dès le 12, on compte 9.500 grévistes dans le Borinage, le 13 ils sont plus de 14.000 et le 14, la grève est quasi générale. Des bourgmestres réclament l’armée pour assurer le maintien de l’ordre. Le syndicat général des mineurs décide une manifestation à Mons pour le lundi 17 avril à 14 heures. Le samedi 15 avril : affrontements violents entre manifestants et gendarmes. Le nombre de grévistes est estimé à 23.000, c’est-à-dire la quasi-totalité des mineurs du bassin borain.

Mons en état de siège

Dimanche 16 avril : À Mons, la police garde les avenues conduisant au Borinage et la garde civique est convoquée à l’hôtel de ville où le colonel Dolez leur donne ses instructions pour le lendemain.

« Dans le Borinage, les houilleurs n’ont pas renoncé à l’idée d’une marche, bâton au poing, bidon à café et musette à tartines en bandoulière. Mais ce n’est plus de Bruxelles qu’il est question. Le Syndicat des mineurs organise une invasion pacifique de Mons pour le lundi 17. Dans toutes les communes du Borinage, des ordonnances d’interdiction sont immédiatement mais en vain affichées. Le bourgmestre de Mons, M. Sainctelette, fait barrer les avenues de Cuesmes et de Jemappes par la garde civique. Les pompiers et les corps spéciaux sont consignés en réserve à l’hôtel de ville. »

F. Van Kalken (2)Commotions populaires en Belgique (1834-1902), par F. VAN KALKEN

Lundi 17 avril : Mons est en état de siège. Entre midi et 14 heures, les trains amènent à la gare de Mons des manifestants qui se promènent deux par deux dans la ville. Les Montois vont au spectacle et se massent aux endroits d’où ils pourront apercevoir les colonnes de grévistes borains. À 14 heures, 4.000 à 5.000 manifestants arrivent par l’avenue de Cuesmes. Ils sont repoussés à la baïonnette par la 4ème compagnie de la garde civique épaulée par les chasseurs-éclaireurs. Il y a de nombreux blessés. À l’avenue de Jemappes, depuis 13 heures, les 1ere, 2e et 3e compagnies de la garde civique maintiennent à distance, avec difficulté, un groupe d’environ 6.000 personnes.

« La garde opère un simulacre de charge. Mouvement de recul de la foule mais au même moment des pierres sont lancées. Trois gardes sont blessés. Sans sommation aucune, un coup de feu part suivi d’une fusillade générale de quelques dizaines de secondes. »

Association des Montois Cayaux (3)https://www.lesmontoiscayaux.com/jema

On transporte les morts (cinq) et les blessés graves (neuf) au chemin de l’Inquiétude. La garde civique compte 14 blessés. Vers 18 heures, le calme revient. Dans les heures qui suivent, quatre autres personnes vont décéder.

Le mardi 18 avril on compte de nouvelles victimes à Borgerhout (Anvers) dans l’après-midi. Quatre mille grévistes venus d’Anvers piétinent dans les prairies qui entourent la fabrique de bougies De Roubaix, Oudenkoven et Cie. Des protestations s’élèvent ; une véritable pluie de briques part des derniers rangs de la foule. Il semble avéré que le commissaire de police fit cinq sommations ! Quoi qu’il en soit, les pompiers ouvrent le feu, tuant cinq hommes et en blessant quinze.

Les événements des deux derniers jours accélèrent l’adoption du compromis qui couvait depuis quelques semaines et que la presse appelait de ses vœux « Puisqu’il n’y a, à la Chambre, de majorité des deux tiers ni pour le Suffrage Universel, ni pour le maintien du régime censitaire, il faudra bien en venir à une entente ». Le suffrage plural (uniquement pour les hommes) est adopté à la Chambre.

Le parquet de Mons ouvre l’enquête sur la fusillade. Le syndicat des mineurs fait placarder un manifeste appelant au calme. « Entre Mons et le Borinage, il y a désormais une barrière de sang. Borains, n’oublions pas le sang répandu. Mais gardons désormais notre calme et luttons jusqu’au jour où nous aurons acquis nos droits. Alors nous nous souviendrons. »
Mercredi 19 avril : Le conseil général du Parti Ouvrier (POB) décide la reprise du travail. Le Borinage enterre ses morts. Aucun désordre n’est signalé.

Mons, ville bourgeoise…

Il est important de souligner le rôle que joue la garde civique dans ces heurts. Cette garde civique est parfois présentée comme une « troupe d’opérette », peu entraînée, mal préparée au maintien de l’ordre… Ce qui expliquerait – ou excuserait ? – en partie, l’affolement de ses hommes qui ont tiré sans sommation à l’avenue de Jemappes. Mais il ne faut pas ignorer sa nature de classe. À l’époque, Mons est une ville bourgeoise habitée par les riches (propriétaires de mines, détenteurs du capital, rentiers, notaires, avocats, commerçants…), les congrégations religieuses et les grandes écoles. C’est aussi le siège des administrations, donc du pouvoir.

Les Montois regardaient plutôt le Borinage et ses habitants avec un mépris de classe : comme un parc naturel, une lointaine colonie ou un jardin zoologique. Il est clair que dans la garde civique, milice armée par les bourgeois de la ville, il y a une véritable peur de cette population boraine qui vit à quelques kilomètres.

« Dans le Borinage vit une population spéciale, vouée depuis des siècles, de l’enfance jusqu’à la mort, aux rudes travaux des fosses, ne sachant accomplir que cette besogne, « carbener », selon l’expression locale. Il y a là de véritables nègres de l’industrie, nègres par leurs occupations absorbantes et dangereuses autant que par la poussière noire qui recouvre leurs visages. Ces gens ont bien des défauts ; ils sont dus surtout à un travail qui n’est pas de nature à vivifier leur intelligence et à développer leur sensibilité morale… »

Gonzalès Decamps – 1894 (4)Avocat, journaliste, employé à l’administration communale de Mons, historien local, généalogiste amateur, et surtout membre de la Garde Civique. En 1894 il écrit un Guide touristique de la région de Mons dans lequel il écrit cette phrase immonde.

… et le Borinage des pauvres

À cette époque, Mons est débarrassée de ses fortifications, remplacées par de larges avenues arborées où on peut se promener pour prendre l’air et se faire voir… Symbole de la modernité, la « machine à eau », bâtie en 1870 et 1871 après le premier détournement de la Trouille, alimentait toutes les maisons de l’intra-muros en eau potable.

A quelques kilomètres à l’ouest de Mons, on entre dans un autre monde… L’exploitation de charbonnages de taille considérable a fait du Borinage un des berceaux de la révolution industrielle après l’Angleterre et une des régions les plus prospères d’Europe. L’industrialisation massive à radicalement modifié la vie dans les petites communes. Des immenses masses de terre, de pierres forment les terrils, ces petits monts que l’on voit encore ici et là et qui ont été amenées à la surface par le travail des mineurs. Et des terrils il y en a beaucoup : sur la seule commune de Flénu on en comptait 11 qui occupaient avec les bâtiments industriels, lavoirs et damages, 50% de la superficie de la commune.

L’ensemble des concessions couvrent une superficie 28.161 ha. La production totale passe de 2.022.000 tonnes en 1840 à 3.694.000 tonnes en 1870 et à 4.966.290 tonnes en 1920. Avec cette intensification de la production, c’est aussi la vie quotidienne de la population qui a été brutalement bouleversée. Chaque jour, les hommes travaillent de 12 à 16 heures et extraient plus de 600kg de charbon.
Dans le Hainaut, c’est dans les mines qu’on trouve un grand nombre d’ouvrières, et cela dès leur plus jeune âge, spécialement pour trier le charbon ou pousser les wagonnets pour un salaire de misère. Mais celles qui ne travaillent pas pour les mines, en plus du travail à la maison, sont contraintes de ramasser les déchets de charbon sur les terrils pour le chauffage ou pour faire la cuisine.

« La plupart des ouvriers [du Borinage] sont maigres et pâles de fièvre, ils ont l’air fatigués, épuisés, ils sont tannés et vieillis avant l’âge ; en règle générale, leurs femmes sont, elles aussi, blêmes et fanées. »

Témoignage de Vincent Van Gogh

En 1885, dans le Borinage, l’espérance de vie à la naissance était de 43,6 ans pour les hommes et 46,6 pour les femmes.

Le tournant du vote plural

Comment peut-on analyser les conséquences des événements de 1893 ? Certes le vote du suffrage universel tempéré par le vote plural (5)Chaque citoyen, âgé de 25 ans et domicilié depuis un an dans la commune, se voyait octroyer un vote mais une ou deux voix supplémentaires étaient accordées : à l’homme marié censitaire ; ou au veuf avec 1 enfant ; au petit propriétaire ; au capitaliste (2.000 francs de capital ou 100 francs de revenu) ; au diplômé ; au capacitaire. le 18 avril 1893 est une incontestable avancée démocratique puisque le nombre d’électeurs passera de 2% de la population (+/-130.000 votants) à 21% de la population (1,353 million de votants). Mais ce droit de vote est réservé aux hommes et les reliquats du vote censitaire donne deux ou trois voix à une grande partie des électeurs, les plus riches, et assure toujours la domination de la bourgeoisie.

Mais plus fondamentalement, ce coup de frein donné à la lutte pour le suffrage universel, comme méthode pour obtenir des avancées sociales pour les travailleurs, va empêcher le POB d’engranger des résultats électoraux à la hauteur de la majorité sociale. Aux élections de 1894 le POB entre au parlement en faisant élire ses 27 premiers représentants. Le Parti catholique renforce sa majorité avec 102 élus sur 152. Les libéraux (dont les plus progressistes) sont en recul, leur représentation passe de 60 sièges à 20.

Par la suite il faudra attendre 25 ans pour obtenir le suffrage universel masculin (1919) et 55 ans pour y ajouter le droit de vote pour toutes les femmes (1949). Une très longue période marquée par deux guerres mondiales, l’arrivée de fascistes au pouvoir dans plusieurs pays et de multiples renoncements et trahisons dans la gauche de la part des réformistes et des staliniens. Il convient néanmoins de souligner une autre conséquence des événements de 1893 : le Xe congrès du POB qui devait se tenir à Mons en 1894 est déplacé à la demande du syndicat des Mineurs et se tiendra les 25 et 26 mars 1894 à Quaregnon. C’est lors de ce congrès que fut proclamée la Charte de Quaregnon (6)« Les richesses en général, et spécialement les moyens de productions, sont ou des agents naturels ou les fruits du travail manuel et cérébral des générations antérieures, aussi bien que la génération actuelle ; elles doivent par conséquent être considérées comme le patrimoine de l’humanité. Le droit à la jouissance de ce patrimoine par les individus ou par les groupes ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être. » Début de la Charte de Quaregnon, 26 mars 1894.. Nous y reviendrons dans un prochain article.

Illustration : Fusillade de Jemappes, 1893. (DR)

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