Dès 2018, à l’annonce officielle de l’installation de Alibaba et sa filiale Cainao à Liège Airport, des activistes de plusieurs mouvements sociaux, réunis sous la bannière « Stop Alibaba, Stop à l’extension de l’aéroport de Bierset », ont entamé un travail d’information, de mobilisation et d’interpellation du pouvoir politique, des partis et des organisations syndicales qui, au nom de la défense de l’emploi, ont salué la venue « providentielle » de l’homme d’affaires le plus riche de Chine.

Aujourd’hui, s’adressant au gouvernement de la région wallonne, le front contre l’extension de Liège Airport demande un moratoire, l’arrêt des chantiers en cours pour le géant du e-commerce, une étude d’incidences globales et un large débat démocratique sur les conséquences à la fois écologiques, environnementales, sanitaires et sociales du développement de Liège Airport.

Grâce à une pétition ayant recueilli 1000 signatures, nécessaires pour obtenir un débat au parlement wallon, une audition a commencé avec quelques experts climatologues, mais aussi des habitants de la zone, qui subissent les conséquences environnementales néfastes, amplifiées par l’extension de l’aéroport de Bierset.

Un empire numérique

Il était une fois, dans l’Empire du Milieu, dans un immense pays où le capitalisme est placé sous la tutelle d’un communisme à la « chinoise », un petit homme, aux faux airs de Popeye, Jack Ma, homme d’affaires le plus riche du pays, avec une fortune estimée à 58 milliards de dollars. On raconte qu’il a inventé, pour son entreprise, le nom « Alibaba », après avoir lu, dans un café de San Francisco, le livre «  Alibaba et les quarante voleurs » !

Investissant dans la logistique, le commerce en ligne (e-commerce), le commerce « physique » (les colis) et dans bien d’autres domaines, son entreprise, créée en 1999, est devenue, en relativement peu de temps, un véritable empire numérique, affichant une croissance insolente. Jack n’a pas eu besoin d’épinard ! Sa recette est, comme chez d’autres milliardaires, Jef Besos, Amazon, par exemple, d’une efficacité redoutable.

Aujourd’hui, Alibaba frôle le milliard de clients à travers le monde. Avec sa filiale Cainiao, spécialisée dans la distribution de colis, la multinationale est capable de traiter quinze millions de colis par jour. En Chine, elle est le numéro 1 pour ce type de business, employant plus d’un million et demi de travailleurs/euses dans six cents villes. Hors Chine, le nombre de ses employé.e.s a plus que doublé en un an, dépassant les 250 000.

En 2020, cette plate-forme de marché a réalisé un chiffre de 74 milliards de dollars de vente de marchandises… en seulement 24 heures. Alibaba a investi dans l’automatisation de son réseau logistique. Cette robotisation à marche forcée se combine avec un rythme et des conditions de travail qui font partie de la « culture du 996 » : travailler de 9 heure à 21 heures, 6 jours par semaine.

En 2019, Jack Ma s’en faisait le chantre sur son blog : « travailler, selon la règle des « 996 », est un immense bonheur. Si vous souhaitez rejoindre Alibaba, vous devez être prêt à travailler douze heures par jour, sinon pourquoi vous donner la peine de vous joindre à nous ». Les techniques de management de la multinationale sont très « militaires », y compris dans ses entrepôts à l’étranger : surveillance des travailleurs, pression sur les horaires, traque de la présence syndicale…

En Chine, Alibaba organise la notation des « bons » et des « mauvais citoyens » ; il pratique, par exemple, la reconnaissance faciale. De connivence avec le parti unique « communiste », la filiale Cloud d’Alibaba a développé un logiciel de reconnaissance faciale permettant de repérer spécifiquement les Ouighours, une minorité musulmane dont au moins un million de membres seraient internés dans des « camps de rééducation » au Xinjiang.

Un milliardaire « communiste » très courtisé !

Les opérations de séduction ont commencé en 2012. Premier contact avec l’homme d’affaires « providentiel », lors de la China International Logistic Fair, une des plus grandes foires de l’Asie du Sud-Est, consacrée au transport et la logistique. La Wallonie y débarquait en force, emmenée par son agence à l’exportation et aux investissements étrangers (Awex).

En juin 2015, c’est notre bon roi Philippe qui emmenait à Pékin une délégation pléthorique de 200 personnes : ministres, chefs d’entreprises, actionnaires de Liège Airport (société anonyme, s’appuyant sur actionnariat majoritairement public) et bien d’autres invités. Cela a donné lieu à une grande réception, avec le gratin de l’appareil politique et des grands patrons chinois ! Il parait que Paul Magnette, à l’époque Ministre-président du gouvernement PS-CDH wallon, était tout sourire en remettant à Jack Ma un dossier poussant à fond Liège Airport.

En 2016, rebelote ! Après s’être entretenu avec le milliardaire, en janvier, au forum économique de Davos, notre roi faisait dérouler le tapis rouge ( !), au Palais de Laeken, pour « Magic Jack ». L’opération de charme allait déboucher sur l’annonce de l’ouverture à Bruxelles d’une « ambassade Alibaba » avec mission de faciliter les échanges économiques belgo-chinois en Europe.

Enfin, le 5 décembre 2018, qualifié « jour historique » par notre 1er Ministre de l’époque Charles Michel, le contrat est signé. Cet accord acte l’arrivée du géant chinois du commerce en ligne Alibaba et sa filiale Cainiao sur l’aéroport de Bierset. Un contrat commercial tenu en grande partie secret, tous les interlocuteurs se retranchant derrière le « secret des affaires » !

Le 11 novembre 2021 à Liège Aéroport, Cainiao, la filiale logistique de Alibaba Group, inaugurait, en présence du ministre wallon des finances et du budget et des aéroports, Jean-Luc Crucke (MR), son premier entrepôt, avec l’objectif d’écouler, en Europe, par centaines de millions, des produits « made in China ». Trois autres hangars devraient s’y ajouter, pour une superficie totale de 22 hectares. Un ministre qui, pour la circonstance, soulignait les « opportunités de cette installation pour la Wallonie ». Un ministre qui, au nom du gouvernement wallon, se voulait rassurant : « Nous avons la situation sous contrôle » ! Et à des journalistes qui le titillaient, il répondait : « il y en a d’autres qui seraient bien contents d’accueillir ce géant de l’-e-commerce. Alors nous devons être cohérents et assumer ! » 

Faut dire que Liège Airport avait de quoi séduire notre milliardaire chinois et la direction musclée du parti « communiste » chinois, aux commandes de l’économie. Bierset, sixième aéroport cargo d’Europe, ouvert 7 jours sur 7, 24h sur 24, au cœur du triangle d’or, Amsterdam, Paris, Francfort, où transitent 75% du fret européen ; ses 3690 mètres de pistes, son « Flexport » à moins d’une journée de camionnage des plus grandes villes européennes, ce qui permet de toucher près de 400 millions de consommateurs !

À travers l’arrivée d’Alibaba, le développement de l’e-commerce a décollé à Liège Airport. Selon les chiffres fournis par la direction de l’aéroport, on est passé de 317 000 petits colis en 2017 à 548 millions en 2020. Et la progression se confirme en 2021. La croissance est telle que ce secteur économique représente déjà 20% du volume d’activité de Liège Airport. Alibaba poursuit l’objectif de faire transiter 100 000 colis par jour pour livrer l’ensemble de l’Europe en moins de 72 heures

Stop à l’extension de l’aéroport de Liège !

Dès le contrat commercial et l’arrivée du géant chinois de l’e-commerce, « Stop Alibaba », et « le front contre l’extension de liège aéroport », regroupant des activistes de plusieurs organisations (CLAP, Greenpeace, Extinction Rebellion, Youth for climate, les Dodos, Students for climate, À Contre Courant…) ont mené un travail d’information, d’interpellations des organisations politiques, ainsi que des actions pour empêcher l’extension de l’aéroport liégeois et pour lutter contre la présence du groupe Alibaba.

Un des tracts d’information résume bien les motivations militantes :

« L’arrivée du géant chinois de l’e-commerce Alibaba à l’aéroport de Liège est un exemple caricatural de la stratégie de redéploiement économique par la logistique en Wallonie et en particulier à Liège, qui se fait au détriment de la planète et des travailleurs/euses.

Pour permettre à une multinationale, championne de l’évasion fiscale, de livrer encore plus vite des produits fabriqués en Chine, dans des conditions sociales et environnementales désastreuses, Liège Aéroport s’apprête à bétonner des dizaines d’hectares de terres fertiles et à favoriser une explosion du trafic aérien et autoroutier qui risque d’annuler l’entièreté des efforts de réduction des GES (gaz à effet de serre) réalisés chaque année à l’échelle de toute la Wallonie. Tout ça, en échange d’emplois précaires, pénibles et mal payés qui feront directement concurrence aux commerces et aux producteurs locaux ».

Une catastrophe écologique

Dans sa déclaration de politique générale – 2019-2024 -, le gouvernement wallon affirme : « Une réponse crédible et durable doit être apportée face à l’enjeu climatique et environnemental. C’est pourquoi la Wallonie s’inscrit dans la transition nécessaire et souhaitable vers la société bas carbone. »

« Sur la période de référence 2013-2019, la Wallonie a diminué ses émissions de CO2 de 166 000 tonnes », constate Pierre Ozer (ULiège). Or, « dans le même temps, Liège Airport a augmenté ses émissions de 631 000 tonnes de CO2 (..). EN 2021, les activités portuaires de Liège Airport auront été responsables de l’émission de près de 2 millions de tonnes de CO2. C’est trois fois plus qu’en 2013 (…). Et ça ne va pas s’arrêter. Entre 2013 et 2021, la croissance annuelle du volume du fret a été de 12,2% à Liège Airport. »

Alibaba, c’est 40 à 65 avions supplémentaires, jour et nuit ; c’est 1500 camions supplémentaires aux 400 à 500 camions actuels, sur les routes de Wallonie et ailleurs. Alibaba, via sa filiale logistique Cainao, c’est une surface de terre gigantesque (380 000m2, soit l’équivalent de 80 terrains de foot) qui sera affectée à la construction d’entrepôts et qui, artificialisée, sera perdue pour la capture du CO2, la biodiversité et nos futurs besoins de production alimentaire locale.

« La logique actuelle de soutien public au développement aéroportuaire est absurde », souligne David Aubin, professeur en sciences politiques à l’UCLouvain. « On pousse sans discernement le fret pour devenir le premier aéroport européen en dépit des contraintes climatiques. On marche littéralement sur la tête. On risque d’en payer le prix fort plus tard. »

La santé et le bien-être de milliers de riverains ont-ils été sacrifiés sur l’autel de la croissance économique de l’aéroport ? Les militant.e.s activistes « Stop Alibaba »(1)Lire : Contre Alibaba et son monde dénoncent ce type de croissance et ils et elles ont mille fois raison !

L’interview d’une habitante de la zone de Bierset résume bien la situation : « Ce bruit sourd, l’air chargé en odeur de kérosène que vous sentez, ces monstres d’acier, c’est notre quotidien, de jour et de nuit. Mais, nous n’avons pas le choix, il faut vivre avec. »

C’est le lot de milliers de riverains qui doivent cohabiter avec l’aéroport, avec les 3 300 mouvements d’avions par mois en 2020. Les nuisances vont encore amplifier avec l’augmentation du trafic aérien. Les responsables de l’aéroport rappellent, tout bonnement, que la société FedEx /TNT, installée depuis des années à Bierset, enregistre déjà une cinquantaine de vols par jour.

L’emploi, quoi qu’il en coûte !

Voilà l’argument massue, avancé au niveau politique et aussi syndical, pour saluer ou se résoudre à accepter la venue d’Alibaba, surtout dans une région à haut taux de chômage. Ce qui permet d’autant plus à Alibaba de négocier les conditions de travail à SES conditions. Des conditions qui ne doivent pas poser trop de problèmes. Depuis des années déjà le terrain a été déblayé pour les « investisseurs » : flexibilité, primes à l’emploi créé, réduction drastique de leurs impôts, allègement de leurs cotisations à la sécurité sociale, augmentation et flexibilité du temps de travail…

« On nous a promis une vraie flexibilité dans les horaires de travail. » C’est ce que rapportait déjà la direction de Caineo, suite à une mission économique en Chine, menée par Didier R, alors ministre des Affaires étrangères. Alibaba, via sa filiale Cainéo, aurait sollicité, de la Région wallonne, une demande de prime à l’investissement de 75 à 100 000 euros par emploi créé, ainsi qu’une demande d’exonération fiscale pour un montant de 75 millions d’euros.

Quant à la flexibilité des horaires de travail, le « Kern cabinet » du gouvernement fédéral (libéraux, socialistes et Verts), vient de décréter une nouvelle mesure, balayant la journée des 8 heures, à savoir la prolongation de la journée de travail, sur base « volontaire », de 20 heures à minuit. Ces heures ne seraient plus comptées comme heures supplémentaires (donc sans majoration salariale) ! C’est ce que notre pouvoir politique appelle « travail de soirée »(2)Lire : Une nouvelle attaque contre les travailleurs/euses et les syndicats. Alibaba peut sortir le champagne meilleur cru : cette mesure de régression sociale est concoctée en particulier pour les géants du commerce en ligne. Le e-commerce.

Revenons à l’emploi promis par Alibaba. La première vague de recrutement, lancée par le Forem, en juin 2021, visait, dans un premier temps, 220 postes à pourvoir, des emplois n’exigeant pas de qualification, des contrats à durée déterminée, des postes intérimaires, avec un maximum de flexibilité.

Quant à la promesse faite par Alibaba de création d’emplois directs et indirects, le nombre d’emplois varie au fil du temps. En réalité, il n’y a pas de chiffres fiables à ce jour. Par contre, on sait que Alibaba est en mesure de traiter 400 000 colis par jour, avec à peine quatre personnes dans ses entrepôts en Chine.

Ce à quoi on peut s’attendre ici, et cela pour les petits commerces, les PME et les artisans locaux, c’est que ces travailleurs/euses indépendant.e.s, dont la production s’écoule sur un marché local, seront mis en concurrence avec les produits fournis par Alibaba. Pour quelques centaines d’emplois (selon les prévisions les plus optimistes), créés par Alibaba, combien d’autres seront détruits ailleurs ?

À ce propos, des études portant sur un autre géant du e-commerce, ont montré : 1 emploi créé chez Amazon, c’est 2,2 emplois perdus dans d’autres secteurs. Et dans d’autres sources, c’est jusqu’à 8 emplois de perdus.

Enfin , ce que nous savons, c’est que, ces 20 dernières années, les pouvoirs publics, actionnaires majoritaires dans la société anonyme de Liège Airport (financé à 75% par le public !), y ont injecté 1,24 milliards de fonds publics a minima, et que cela va continuer avec Alibaba, qui n’a vraiment pas besoin d’être soutenu financièrement !

Comme le souligne un tract d’information de « Stop Alibaba » : « Ensemble, exigeons des gouvernements wallon et fédéral que les efforts et l’argent (et donc aussi nos impôts), mis au profit d’Alibaba, servent plutôt à créer des emplois durables, dans des activités respectueuses de l’environnement, la santé, le bien-être et des droits humains fondamentaux. »


Photo : Stop Alibaba & co

Sources

  • Imagine-Demain le Monde, périodique bimestriel.
    Deux enquêtes réalisées par Hugues Dorzée et Christophe Schoune  : (1) numéro 147, novembre-décembre 2021 : Liège-Airport, destination inconnue ; (2) numéro 148, janvier-février 2022 : Liège Airport, la fuite en avant.
  • GRESEA(groupe de recherche pour une stratégie alternative) : dossier Alibaba.
    www.gresea.be
  • Contrastes, périodique bimestriel : « L’arrivée d’Alibaba, une nécessité ou un projet à jeter »
    www.equipespopulaires.be
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